(FR) C’est qui le patron ?! Des produits au juste prix

Produits C'est qui le patron

En juin dernier*, Nathalie Roskwas, responsable communication et développement chez C’est qui le patron ?! (CQLP ?!), nous faisait le plaisir de nous accorder une interview. On a discuté des origines du projet, de la chaîne de valeur et surtout, on a évoqué l’importance de prix justes pour le producteur, et ce, dans l’intérêt de tous ! Vous allez découvrir une interview passionnante, que l’on a eu beaucoup de plaisir à réaliser.

Pouvez-vous nous raconter l’histoire de CQLP?! ?

Au tout début, il y avait d’un côté Nicolas Chabanne avec Les gueules cassées** et de l’autre Laurent Pasquier qui avait le site internet « Mes goûts », une base de données de produits alimentaires. En faisant une enquête par produit, il avait tout un tas d’informations invisibles sur le packaging. Grâce à cela, Laurent était capable, en fonction des contraintes alimentaires de chacun, d’orienter les gens vers les produits qui leur correspondaient le mieux. L’un était donc orienté équité et valorisation des producteurs et l’autre transparence alimentaire.

Un jour, Nicolas a reçu un coup de fil du Ministère de l’Agriculture pour travailler sur la problématique de la crise du lait de 2015. C’est à partir de ce moment-là qu’a commencé une discussion pour savoir d’où elle venait, comment faire pour en sortir et trouver des solutions.

En parallèle, un regroupement de producteurs de lait dans la Bresse subissait de plein fouet l’abandon des quotas laitiers***. Ils n’avaient plus de débouchés : leurs vaches continuaient à produire et ils voyaient leurs charges s’alourdir. Ces producteurs ont donc fait du porte-à-porte dans les supermarchés leur demandant d’acheter leur surplus de lait. Par chance, le directeur d’un magasin Carrefour a décidé de prendre les choses en main. C’est alors la naissance du projet CQLP ?! porté par des valeurs fortes : qu’est-ce qu’on a dans nos assiettes, un cahier des charges précis, la valorisation du travail des producteurs, etc.

Carrefour a eu l’intelligence de comprendre qu’ils ne pourraient pas réussir seuls le projet par manque de légitimité. C’est le point fort qu’a eu l’enseigne dans l’histoire depuis le début. Ils ont été les précurseurs à souligner une crise de confiance énorme à l’égard des distributeurs. Il fallait que cela passe par quelqu’un d’autre qu’eux et ont dit : « on amène notre réseau de distribution, vous nous amenez le bon produit. »

Quel est votre modèle d’entreprise ?

Il y a deux entreprises :

  • La société des consommateurs : la SCIC (société coopérative d’intérêt collectif), avec une personne = une voix et qui inclut l’ensemble des parties prenantes qui souhaitent intégrer le capital (salariés, clients, fournisseurs, etc.),
  • Une SAS : beaucoup plus traditionnelle qui elle gère toute la partie contractualisation.

Dans le modèle des coopératives, c’est très courant d’avoir deux sociétés côte-à-côte. Chez CQLP ?!, on estime que le but est de travailler pour les producteurs et les consommateurs qu’on représente.

Si on découpe le prix d’une brique de lait CQLP ?! par exemple, quelle part va à qui ?

Pour une brique de lait à 99ct TTC, voici le découpage :

  • À la base, 39ct sont garantis pour le producteur de lait.

C’est un prix de base, cela veut dire que le producteur ne pourra jamais toucher en dessous. Par contre, il existe des marges pour ceux dont le lait est de meilleure qualité (plus de protéines, plus de matières grasses, etc.). C’est la laiterie qui décide de cela au moment de la réception. Elle fait un prélèvement pour placer le lait dans une catégorie. En dessous d’un certain seuil, le lait ne passe pas. Les marges peuvent monter jusqu’à 41ct. Ça ne paraît rien, mais c’est énorme, car on parle en millions de litres.

  • 26ct vont à la laiterie.
  • Il y a un bloc neutre que l’on doit laisser entre le fabricant et le distributeur.

En Europe, on a interdiction de communiquer les marges des distributeurs en raison de la loi de la concurrence. À l’origine, c’est pour protéger les fabricants. En effet, si l’on commençait à communiquer sur les prix, cela ferait un bloc de marge que seul le fabriquant maîtriserait et qu’il allouerait entre ses coûts de production et ce qu’il va accorder comme marge au distributeur.

Par exemple : pour un fabricant de jus de pomme, entre une marque A et une marque B, il y en a une très forte dont le distributeur ne peut pas se passer (ex : Coca-Cola ou Nutella car c’est ce qui fait venir en magasin). Le magasin est prêt à faire de très petites marges pour avoir le prix le plus bas et ainsi pouvoir l’avoir dans ses rayons. Mais derrière, il y a un autre produit concurrent qui devra compenser les marges basses de la marque forte. Si l’on commençait à dévoiler les marges de la distribution d’un produit à l’autre, cela permettrait à tous les concurrents de connaître les arrangements entre fabricants et distributeurs. Dans ce cas, l’un des distributeurs pourrait aller voir son fabricant et lui dire que c’est injuste de faire tel prix à Carrefour et non pas à lui. Résultat : le fabricant demandera de baisser le prix.

  • CQLP ?! prend 5 % sur la vente de tous les produits, ce qui correspond à 5ct pour une brique de lait.
  • 5ct pour la TVA.

En résumé, cela donne :

Schéma de la répartition des prix d'une brique de lait C'est qui le Patron

Pourquoi ne pas avoir fait pression sur les marges des distributeurs au lieu d’augmenter le prix global du produit pour le consommateur ?

Nous voulons que tout cela soit durable. Et pour que ce soit durable, on estime qu’il faut que tout le monde gagne sa vie, du producteur au distributeur. Si on laisse faire le jeu de je-tape-sur-le-fabricant-qui-lui-même-va-taper-sur-le-producteur, c’est le prix le moins cher qui va attirer la masse. Si l’on veut garantir un prix au producteur, il ne faut laisser aucune marge de pression. Nous estimons que payer les gens au prix juste est normal. Il ne faut pas les surpayer, mais pas non plus les sous-payer.

Le fabricant a des gros coûts de production qu’il doit pouvoir combler pour dégager de la marge. Si on demande ensuite des améliorations au fabricant dans son cahier des charges, de réinvestir dans des machines et d’améliorer son système de production, il doit pouvoir avoir une marge de manœuvre. C’est pour cela que l’on se retrouve avec des usines hyper vieillissantes et des gens qui n’ont aucune flexibilité parce qu’investir coûte cher. Les entreprises coulent car elles n’ont rien pour pouvoir investir et renouveler leur matériel.

De l’autre côté il y a aussi le distributeur qui doit avoir une marge pour pouvoir payer ses frais de mise en rayon, son mobilier, son personnel ainsi qu’une marge de progression pour investir dans l’amélioration de son magasin. Par exemple, placer des portes dans tous les rayons frais pour économiser l’énergie représente des coûts.

Il faut donc laisser de la marge à tout le monde.

Credit: Jan Hettenkofer

Le chocolat est un secteur pour lequel il est difficile d’avoir des données fiables sur les producteurs de cacao. Comment faites-vous pour y appliquer le modèle CQLP ?! ?

Le lancement du chocolat a été un gros sujet car notre objectif est de remonter jusqu’au producteur. Le producteur nous certifie lui-même qu’il a bien l’argent, ce qui est tout le problème des labels. On ne voulait pas entrer dans cette catégorie-là. Nous travaillons donc avec l’entreprise Cémoi car c’est la seule entreprise française qui maîtrise de bout en bout la chaîne de valeur du producteur jusqu’à la fabrication. Comment ? Ils ne s’approvisionnent pas sur le marché mais contractualisent avec leurs propres producteurs ce qui permet de pouvoir tracer les produits. On leur a demandé d’identifier et de nous fournir la liste des producteurs autorisés à fournir le cacao pour CQLP ?! (car derrière, il y a un cahier des charges associé), ensuite contrôlée par le bureau Veritas.

Jusqu’ici, vous ne vendez que des produits alimentaires. Pensez-vous que ce modèle pourrait s’appliquer à d’autres secteurs comme le textile, la téléphonie ou la finance ?

Cela fait partie des demandes, oui. Par exemple, l’un des tous premiers rendez-vous a été avec un lunetier. Toute la grande consommation est concernée, que ce soit les produits ou les services. On a même des banques qui viennent nous voir pour nous demander comment on pourrait construire un produit financier pour faire comprendre les frais aux consommateurs.

En réalité, tous ont le même problème. Aujourd’hui plus personne ne comprend comment fonctionnent les prix, quels sont les vrais repères, d’où viennent les frais, etc. Les entreprises ont tiré les prix vers le bas pour rester concurrentielles en oubliant que ce n’est pas durable.

Avez-vous la volonté de vous développer pour couvrir tous ces autres secteurs ?

Pour l’instant pas particulièrement. Déjà sur l’alimentaire il reste un milliard de choses à faire. On est encore très jeunes, petits (seulement douze collaborateurs) et une goutte d’eau dans l’océan. Mais c’est la goutte d’eau qui impulse beaucoup de choses. Par exemple sur le lait, pratiquement toutes les marques se mettent désormais à écrire le prix du producteur.

CQLP est une grosse success story. Y a-t-il des choses qui ont moins bien fonctionné ?

Il y a des produits qui ne fonctionnent pas, oui. Certains sont trop compliqués comme la compote de pomme en pot sans emballage car elle se noie en rayon parmi les autres produits. Avoir enlevé l’emballage autour relève du bon sens mais dans la réalité, cela réduit les ventes. Il va désormais falloir expliquer aux sociétaires l’échec du produit et trouver une autre solution par le biais d’un vote. Pareil pour le format frais des steaks vendus par deux, produit cher car hyper qualitatif. Les consommateurs qui viennent en supermarché comparent quand même beaucoup les prix et il est difficile pour eux de comprendre les différences (sachant que sur le frais il n’y a pas de place pour écrire les explications sur l’emballage).

D’autre part, pour aller vite et saisir l’opportunité, il y a des éléments que l’on n’a pas eu le temps de faire voter par la SCIC. Un jour on était en rendez-vous avec Monoprix et notre accord est sorti de nulle part. On venait pour discuter du lait et on s’est retrouvé avec un contrat pour que Monoprix remplace son lait par le lait CQLP ?! dans ses briques. Sachant qu’il fait entre 18 et 20 millions de litres par an, on ne s’est pas posé de question. 18 millions de litres c’est des milliers de familles qui rentrent dans la démarche d’un coup.

Pour devenir sociétaire, il faut mettre un euro. Où va-t-il ?

Dans le capital de la coopérative qui compte aujourd’hui un peu plus de 8 000 sociétaires.

Comment les relations avec les sociétaires s’organisent-elles ?

On envoie une newsletter toutes les semaines pour les infos à donner et les questions à poser. On tient aussi une Assemblée Générale avec la présence des producteurs et une retransmission en direct sur internet.

Que diriez-vous à des gens qui hésitent encore à acheter CQLP ?

On s’assure réellement que l’argent revient aux producteurs et que derrière ce n’est pas juste de la charité. En échange de cela, il y a un cahier des charges qui se met en place et qui est décidé par les consommateurs par vote. C’est comme ça que les gens arriveront à trouver de la qualité dans leur nourriture. En achetant CQLP ?!, on redonne la capacité aux producteurs de bien faire leur travail.

Par ailleurs, c’est un réel enjeu de société. Si un producteur n’a pas d’argent car il n’est pas bien payé, il achète son équipement au rabais, possède un élevage de vaches à mauvaise qualité de lait. Derrière on se retrouve avec des mauvais produits pour le consommateur, des problèmes de santé puis une sécurité sociale qui va mal, etc. C’est un cercle vicieux difficile à arrêter. Il y a plein d’études qui montrent qu’il y a énormément de maladies liées à la mauvaise alimentation, à ce que l’on mange.

Pour en savoir plus, nous vous invitons à consulter ces liens :

* Interview réalisée le 4 juin 2019 et publiée pour le blog Social Business Addict.

** « Les Gueules Cassées est une marque créée en 2014 par l’entreprise française Sols & Fruits afin de valoriser les produits agroalimentaires ne pouvant être vendus dans les circuits de distribution classiques du fait de leurs caractéristiques hors normes. » (cf: Wikipédia)

*** Les quotas laitiers ont été mis en place en France et dans l’Union européenne pour régulariser la production de lait et éviter les surplus. À leur abandon, cela a eu pour effet de déréguler l’offre et la demande de lait. L’absence de limite (tous les producteurs peuvent produire ce qu’ils veulent) a fait progresser la production et baisser les prix. (pour plus d’infos : article du Figaro)